Liberation
Portrait
Le 7 août 1997 à 7h47
Nate Thayer, journaliste américain plutôt idéaliste, a «eu» le leader Khmer rouge qu'il guettait depuis dix ans. L'homme qui a vu Pol Pot
CommenterPar LEBAS Alain
Nate Thayer, auteur d'un des plus grands scoops du journalisme,
entre dans l'Histoire au bord de la crise de nerfs: à l'image de celui qu'il traque depuis des années, Pol Pot, dirigeant historique des Khmers rouges.
Recevant à Bangkok, dans le bureau local du Far Eastern Economic Review, un trois pièces transformé en salle de rédaction, ce grand gaillard au crâne rasé et au physique d'Indiana Jones fond en larmes comme un gamin. «Les journalistes sont pires que les Khmers rouges», lâche-t-il «100 000 dollars la photo! 400 000 dollars la vidéo! On a dit que j'avais touché ça, mais pour l'instant ce n'est encore qu'un rêve"» Les confrères le disaient riche depuis la vente aux enchères du film et des photos exclusives d'un Pol Pot humilié et condamné à perpétuité par ses anciens compagnons d'arme. Nate Thayer a plutôt l'impression de s'être fait blouser par ses confrères américains d'ABC News. «Ils sont arrivés à Bangkok par un vol direct de New York, en première classe. Ils ont visionné mon travail et une fois qu'ils ont eu mis la main sur la cassette, ils ont fait ce qu'il voulaient.»
Si quelqu'un mérite ce scoop sans purgatoire, c'est pourtant bien Nate Thayer. Voilà quatorze ans que le jeune Américain pourchasse l'énigmatique Pol Pot. De passage à Phnom Penh, les journalistes avaient pour habitude de lui demander: «Alors, tu vas l'avoir, ton gibier?» La persévérance a payé. «Le Pulitzer l'attend», prédisent aujourd'hui ses copains à Bangkok. L'étudiant en sciences politiques de l'université de Cambridge débarque en Thaïlande en 1984. Il se passionne vite pour les guérillas qui sévissent dans les pays voisins, et en particulier les Khmers rouges au Cambodge. Il fait ses premiers reportages, comme pigiste (payé à l'article), pour l'Agence France Presse. En 1988, il s'installe à Aranyaprathet, un petit bourg thaïlandais adossé à la frontière cambodgienne. Toujours pigiste, mais cette fois-ci pour l'agence américaine Associated Press et le Far Eastern Economic Review.
Seul journaliste occidental à couvrir là une guerre civile oubliée, il en profite pour gagner la confiance des différents mouvements de lutte armée cambodgiens. «37 voyages clandestins à l'intérieur du Cambodge, dont un de deux mois et 200 kilomètres de marche», résume-t-il. Sans oublier une malaria cérébrale qui, depuis quatre ans, le tue à petit feu. Il a été hospitalisé seize fois, rapatrié d'urgence à plusieurs reprises aux Etats-Unis: Nate Thayer a un itinéraire de martyr de l'info. En 1990, il saute, à bord d'un camion, sur une mine antichar. Ses voisins meurent sur le coup. Lui s'en sort avec 35 éclats dans le corps et quatre côtes brisées. «La chance, raconte-t-il avec une pointe de fierté, est du côté des Thayer depuis des générations.» Nate est issu d'une grande famille américaine de Boston. Ses ancêtres dînaient à bord du Titanic en compagnie du capitaine lorsque le paquebot géant coula presque à pic. Ils en réchappèrent. Leur descendant en short et chemisette est un grand garçon américain, post-Hemingway, qui a bricolé sa liberté individuelle dans un pays à feu et à sang dont le destin le fascinait. «Mon fils a un caractère haut en couleur et un esprit indépendant. Il est aussi un peu casse-cou», reconnaît son père, diplomate américain de carrière, ancien ambassadeur en poste à Singapour. Jeune, Nate Thayer aimait l'aventure, les voyages, et particulièrement les armes à feu. Avec les années, s'y ajoute un goût prononcé pour l'alcool et le chanvre indien. «A Phnom Penh, pour retrouver Nate et sa bande de copains, il suffisait de suivre l'odeur de son joint», se souvient un journaliste. Généreux, Nate aime partager ses passions. Un jour, il invite la petite communauté de correspondants à Phnom Penh chez lui pour goûter sa fameuse soupe au chanvre indien. Certains restent KO pendant deux jours. Facétieux, mais sérieux et fidèle quand il le faut. Il a choisi son ami d'enfance de Boston, le cameraman Mac Kaige, dont les qualités professionnelles sont reconnues par tous, pour l'accompagner voir Pol Pot. Sans l'avouer réellement, Nate Thayer porte une certaine fascination à son gibier. «Voir ce vieil homme malade, montré du doigt, humilié, avec ses joues tremblantes, en train d'essayer de sauvegarder certains vestiges de dignité, alors que ses derniers fidèles se retournaient contre lui" Face à ça, j'ai éprouvé, comme n'importe quel autre humain je pense, de la sympathie pour Pol Pot. De la pitié aussi.» Les convictions de toute une vie se teintent ainsi, en deux heures de procès, d'une douloureuse ambiguïté. Les convictions du journalisme à l'américaine s'effondrent, elles, en l'espace d'une émission télévisée.
Lendemain de scoop. Les offres d'emploi s'empilent sur son bureau. De chasseur, Nate Thayer est devenu gibier. Il reçoit en moyenne 500 à 600 appels par jour. Il fuit ses confrères, se cache dans un hôtel, change tous les trois ou quatre jours son numéro de portable. «Un type a appelé le bureau, se faisant passer pour mon frère, et prétendait que ma mère était malade», raconte-t-il en grimaçant de mépris. Reporter idéaliste, Thayer se défend d'avoir voulu faire de l'argent sur les malheurs du Cambodge. Il insiste sur le fait qu'il a donné l'exclusivité à son magazine pour le tarif de 2000 dollars. «2000 dollars, c'est normal pour un reportage dans le Far Eastern Economic Review, et c'est ce que j'attends de mon employeur.» Collaborateur de longue date de ce journal fameux, il pensait que la chaîne américaine ABC respecterait son engagement verbal: ne diffuser les images du prétendu «procès public» de Pol Pot qu'après la publication du scoop par son journal. «Ils ont volé le travail de toute une vie» se plaint-il. Pire, accuse-t-il, ABC News aurait aussi envoyé les photos sur l'Internet et distribué des copies de la vidéo à des journaux américains. Pour l'instant, il n'a rien reçu en retour. Négociation en cours? Rapport de force? Thayer a été pris dans une tourmente d'intérêts qui le dépassent. Pour Tom Bettag, le producteur d'ABC chargé du dossier, «il ne fait aucun doute que cet extraordinaire journaliste aura ce qui lui est dû». Le problème, précise-t-il, «c'est qu'aucun contrat n'est encore signé, l'avocat de Nate Thayer ayant réclamé des dommages-intérêts d'environ un million de dollars pour les images diffusées, dit-il, sans son accord. Or, ajoute-t-il, l'accord original, qui était verbal, ne portait que sur 350 000 dollars». En attendant, Thayer a refusé une belle proposition: 1 million de dollars des Japonais de la chaîne NHK, contre une exclusivité totale au Japon. «Cette histoire, dit-il, doit faire le tour du monde».
(Lire aussi en page monde) Nate Thayer en 6 dates 21 avril 1960. Naissance à Boston.
1984. Ecrit ses premiers articles pour l'Agence France Presse à Bangkok 1988. Premier voyage a l'intérieur du Cam-bodge avec la résis-tance anti-vietnamienne.
1991. Collaborateur du «Far Eastern Economic Review» à Phnom Penh.
1996. Menacé de mort après une enquête sur la drogue, il quitte Phnom Penh.
25 juillet 1997. Il est le premier observateur indépendant depuis dix-huit ans à voir Pol Pot vivant.
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